I. Descendre dans l’abîme

 4. Des affaires et des hommes.

Elle clipse son mobile tactique sur son avant-bras, resserre ses lunettes d’aviatrice de 14-18 sur ses tempes et enfonce ses oreillettes dans les méandres de ses canaux auditifs. Playlist vintage des années huitante en roue libre : Talk Talk / Such a shame (Extended Mix). Elle esquisse un sourire ironique. Tout autour le printemps fait loi.

Départ, direction vers l’ex-zone militaire classée hors-réalité. Avec de la chance elle pense dénicher des trucs à revendre supplémentaire et négociera de toutes façons le déblocage de l’enquête auprès du maire contre du pognon public. Le grand Schtroumpf comme elle l’appelle pourra au passage redorer un peu de son image écornée. C’est ça est son métier, sa cash machine, son modus operandi. Plus la ville s’effondre, plus elle prospère. Elle est le chérubin qui précipite les lucifériens et relève les mortifiés. Elle se nourrit des méchantes dépouilles quitte à ponctionner sur l’argent public et c’est bien pour ça que Bastion la traite de charogne.

L’air tiède est saturé de pollen dansant sur les effluves iodés de la mer. Un parfum de vie qui la ressuscite un peu plus, qui lui fait finalement sentir que, le monde peut être agréable. Parfois. Son sourire change, et comme elle va vers un truc nouveau, son cerveau revisite ses anciennes affaires. Meurtres politiques, guerres de gangs crypto-financées, affaires de corruption et kidnappings intrafamiliaux motivés par des amours impossibles. Elle s’est à chaque fois servi des deux côtés Lorsque Bastion arrivait sur les lieux la main tremblantesur la gâchette Sandrane avait résolu l’affaire. Et le pognon avait mystérieusement disparu. Soit le prix exact de sa prestation de consultante. Et sa signature. « Je suis une Robine-des-bois-gentlewoman-cambrioleuse mon Bastiou. Et tu m’adores. »

Et quand il l’insulte copieusement elle dégaine sa réplique toute prête : « Si tu veux pas que je vienne ne m’appelles pas. C’est simple tu sais. »

Elle l’oblige à voir que le corps social est infecté, putride. Et que les pansements moraux sont inutiles.

Sur l’autoroute de contournement le trafic est fluide, trop fluide. Ce dimanche-là une bonne partie de la population est hypnotisée devant le dernier épisode de la série culte du moment : « Les salauds ». Une série télé qui exaspère le maire lui-même car elle le pointe silencieusement du doigt. Les services de streaming qui la diffusent ne reculent devant rien. Par le truchement d’accords obscurs avec les géants de l’information ils pompent massivement dans les données comportementales des citoyens, et en gavent les réseaux neuronaux qui élaborent des scénarios inspirés de la réalité sans pour autant les rendre trop réalistes, histoire tenir les avocats au loin.

Jack le maire de fiction est plus crédible que l’original. La dernière saison lui a valu deux mises en examen tellement son personnage lui vole sa face dans l’imaginaire public. La réalité est distordue par les algorithmes. Les intentions sont prêtées et les preuves paraissent superflues. Le maire est analysé par des batteries d’IAs qui exposent son inconscient à la vue de tous, au jugement de tous. Et ça marche. Bien plus que la vérité elle-même.

Les plaintes s’accumulent, les régulateurs tergiversent et se déchargent sur les philosophes. Pendant ce temps les nouveaux géants continuent d’intoxiquer l’inconscient collectif car personne ne sait fixer le curseur de la morale ou le seuil de la preuve. Personne n’ose affronter ces mêmes IAs et encore moins les bataillons d’avocats et de psychologues qui font bouclier autour d’elles. Qui voudrait être le prochain à se retrouver à l’écran avant même le début des procédures ? La ville veut rêver de ses propres monstres. Elle paie pour ça.

Après deux camions évités de justesse et trois quasi-collisions pour connard-sur-son-mobile, Sandrane arrive au pied de la colline. Pixel a chié dans sa capsule. Dehors c’est l’effervescence. Le refuge est encerclé de camions de pompiers hurlants et d’ambulances désolées d’être arrivées trop tard. Les flics pourtant en surnombre peinent à établir un cordon de sécurité.

Tous les médias sont là. Régies complètes dernier cri et flottilles de drones. Des mouches à merde post-humanistes au service des marchands du spectaculaire. L’époque est flamboyante, comme à chaque déclin. Le seuil est franchi, l’abîme regarde.

< 3. "Départ"

I. Liste des sections

5. "Spidergirl" >

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